Adonis Diaries

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Christian Bobin: “Nous ne sommes pas obligés d’obéir”

Christian Bobin, auteur du Très-bas en 1992, vient de publier L’Homme-joie.

François Busnel est allé le rencontrer dans sa bucolique retraite de Saône-et-Loire.

Certains livres deviennent immédiatement des amis. Ce sont des livres rares, souvent cachés dans les rayonnages d’une librairie ou d’une bibliothèque.

On les découvre par hasard, ou par ouï-dire, ou encore parce qu’un ami qui vous veut du bien vous les a offerts.

Ce ne sont pas de lourds traités sur le bonheur, non, pas directement, mais ce sont des livres qui rendent heureux. Ils parlent de la joie, de la gaieté, de l’émerveillement, de la sidération.

De tout ce qui fait que la vie est belle malgré la peine, malgré la douleur, malgré la bêtise ambiante, malgré la mort – aussi. Christian Bobin nous offre de tels livres.

Le dernier en date s’intitule L’Homme-Joie et est incroyablement lumineux. Peut-être faut-il le situer comme le point le plus lumineux, d’ailleurs, dans une bibliographie superbe mais torturée, où la mélancolie, l’absence et la mort tiennent une place déterminante.

Une bibliographie forte de grands succès comme L’Inespérée ou La Plus que vive mais aussi – pour la partie croyante et un peu mystique de l’oeuvre – Le Très-Bas.

Christian Bobin a choisi la solitude. Il vit loin de Paris, de l’agitation, des mondanités, des injonctions du monde moderne, dans un petit village près du Creusot, en Bourgogne.

Il publie des livres comme on jette des bouteilles à la mer et leur donne des titres parfaits: L’Eloignement du mondeEloge du rienEclat du solitaireL’Enchantement simple ou encore Une petite robe de fête.

Il pèse chaque mot. Prend son temps pour répondre. Sourit. Et fait preuve d’un humour délicieux, lui qui écrit dans L’Homme-Joie: “J’ai lu plus de livres qu’un alcoolique boit de bouteilles.” (You read a thousand books and you never run out of words)

La Bourgogne, où vous habitez, semble fonctionner de plus en plus comme un refuge pour vous… Le lieu du bonheur parfait ?

Christian Bobin. C’est mon berceau et c’est la base d’envol de tous mes songes.

Christian Bobin est né en 1951 au Creusot. Il est l’auteur d’ouvrages dont les titres s’éclairent les uns les autres comme les fragments d’un seul puzzle. Entre autres: Une petite robe de fête (Gallimard, 1991), L’Enchantement simple (Lettres Vives, 1986), Eloge du rienLe Très-BasL’InespéréeLa Plus que vive (Gallimard, 1996), Autoportrait au radiateur (Gallimard, 1997).

Faites-vous partie de ces écrivains qui se sentent attachés géographiquement à un territoire, qui ont besoin d’être sédentaires pour écrire? De quel ordre est votre attachement?

Je ne crois pas me tenir dans la cage d’un territoire. Je pourrais dire que, dans un sens, j’écris tout le temps. J’ai comme une hémorragie d’écriture tout le temps.

Je ne prends pas de notes. (ca ne me vas pas). Ou alors de façon très exceptionnelle : je vais noter une phrase qui me vient, une chose vue de façon très simple, très réduite, puis, si elle doit vivre plus tard dans un livre, elle vivra, prendra de l’ampleur.

Mais je regarde tout, tout le temps, toujours. (J’observe?) Je vis, c’est vrai, dans une campagne tout à côté du Creusot. Mais mon vrai pays, c’est la page blanche.

Comment écrivez-vous?

Je vais faire un léger détour pour vous répondre. Je pense que l’écriture est un travail de guérison. (On ne guerit jamais avec des ouvrage a successions. Il faut reflechir a ce qu’on a deja ecrit)

Elle a à voir avec quelque chose qui relève de la guérison. Pas uniquement ma propre guérison mais une guérison de la vie. De la vie souffrante. De la vie mise à mal par les conditions modernes. Etrangement, pour guérir il faut d’abord rendre malade. Rendre malade d’émotions, rendre malade de beauté, vous voyez ?

Mon travail, si j’en ai un, est de transmettre une émotion qui m’est venue. De faire en sorte que cette émotion soit contagieuse. Je suis donc toujours dans une sorte d’ “attention flottante”, comme disent les psychanalystes, c’est-à-dire une attention légère et soutenue aux choses, aux gens. Et puis quand quelque chose d’exceptionnel arrive, je le recueille.

Quel est ce “quelque chose d’exceptionnel”?

L’exceptionnel ? C’est l’ordinaire. C’est un visage. C’est une marguerite dans un pré. C’est une parole inouïe entendue quelque part.

Dans votre précédent livre vous écrivez : “Chaque jour a son poison et pour qui sait voir, son antidote.” Quel est l’antidote au poison des jours ordinaires et comment apprendre à le voir ? Car là est le vrai problème : comment reconnaître le miracle lorsqu’il arrive.

Quand le miracle arrive, vous le savez.

Si vous me demandez quels sont les vrais trésors aujourd’hui, à l’heure qu’il est, à cette époque de ma vie, je répondrais : la patience et l’humeur bonne. Oui : une bonne humeur.

J’ai entendu, il n’y a pas longtemps, un plâtrier siffler, mais il avait mille rossignols dans sa poitrine, il était dans une pièce vide, il enlevait un vieux papier peint, il était seul depuis des heures à cette tâche et il sifflait.

Et cette image m’a réjoui et j’ai eu comme l’intuition que cette humeur-là rinçait la vie, la lavait, comme si cette gaieté de l’artisan réveillait jusqu’à la dernière et la plus lointaine étoile dans le ciel.

Ça, vous voyez, ce sont des riens, des moins que rien, des micro-événements, des choses minuscules, mais ce sont ces événements qui fracturent la vie, qui la rouvrent, qui l’aident à respirer à nouveau.

Lorsque de tels événements adviennent, croyez-moi, vous le savez. Vous le savez parce qu’une sorte de gaieté vous vient. C’est sans valeur marchande, la gaieté, sans raison, sans explication ! Mais c’est comme si, tout d’un coup, la vie elle-même passait à votre fenêtre avec une couronne de lumière un peu de travers sur la tête.

Dans L’Homme-Joie, vous écrivez dès les premières pages que “l’art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d’émerveillement et de sidération qui seul permet à l’âme de voir”. Pour y parvenir ne faut-il pas d’abord trouver quelque part la force de tourner le dos aux grandes injonctions du monde moderne, c’est-à-dire à ces verbes que vous énumérez si bien : “acheter, envier, triompher, écraser l’autre…”?

Il s’agit juste de faire un pas de côté, mais ce pas de côté fait que vous arrivez au paradis. Un paradis qui se trouve non pas ailleurs et demain mais ici et maintenant. Je vais dire une banalité mais le monde est d’une puissance terrible et mortifère. Chaque jour, chacun de nous l’éprouve.

Après tout, nous ne sommes pas obligés d’obéir.

Après tout, nous pouvons tout d’un coup nous réveiller.

La vie est une chose extrêmement fragile et hors de prix. C’est un diamant. En venant vous voir, ici, à Paris, j’ai vu des gens couchés sur les trottoirs. Un peu plus loin, j’ai ouvert un livre que je venais d’acheter et je me suis surpris à le lire.

Il faisait très froid dehors mais la lecture m’a offert une sorte de cabane, de protection. Ce n’est rien, n’est-ce pas, des phrases dans un livre, ou un plâtrier qui siffle un air de quatre sous ? Ce n’est rien. Mais si les planètes suivent leur cours et si la Terre est toujours sous nos pieds, c’est grâce à des riens comme cela.

Les esprits grincheux vont encore dire : “Vous êtes devenu mièvre, Christian Bobin…” Que signifie cet éloge des marguerites dans un pré, des planètes lointaines, du plâtrier qui siffle?

[Il éclate de rire.] Mais la réponse est très simple : nous n’avons que ça. Nous n’avons que la vie la plus pauvre, la plus ordinaire, la plus banale.

Nous n’avons, en vérité, que cela. De temps en temps, parce que nous sommes dans un âge plus jeune ou parce que la fortune, les bonnes faveurs du monde, viennent à nous, nous revêtons un manteau de puissance et nous nous moquons de cette soi-disant “mièvrerie”.

Mais le manteau de puissance va glisser de nos épaules, tôt ou tard… Non, je ne suis pas mièvre. Je parle de l’essentiel, tout simplement.

Et l’essentiel, c’est la vie la plus nue, la plus rude, celle qui nous reste quand tout le reste nous a été enlevé.

Je vais à l’essentiel. Je ne fais pas l’apologie de quelque chose qui serait simplet. La marguerite dans son pré, le plâtrier qui siffle, les planètes lointaines : voilà, au contraire, quelque chose qui est rude, émerveillant, parce que ces choses résistent à tout.

Mais cet état d’émerveillement est particulièrement difficile à atteindre, paradoxalement…

Oui, curieusement. Je crois qu’il faut chercher sans chercher. Cela peut venir de partout.

C’est donc du minuscule et de l’imprévisible ?

Oui. C’est cela que j’appelle la gaieté : du minuscule et de l’imprévisible.

Dans Autoportrait au radiateur, en 1997, vous évoquiez déjà cela en disant que pour y parvenir il fallait disposer d’un “temps pur” : “Je me suis fait écrivain ou plus exactement je me suis laissé faire écrivain pour disposer d’un temps pur, vidé de toute occupation sérieuse.”

Oui.

Tout à l’heure vous évoquiez de vous-même les psychanalystes et leur langage. Avez-vous eu besoin d’eux pour atteindre ce point d’émerveillement et de sidération, pour comprendre que ce manteau de puissance va finalement tomber et glisser?

Ou bien nous sera arraché… Mais cela revient au même. Je n’ai pas suivi de psychanalyse, j’ai laissé les événements me révéler à moi-même avec leur violence habituelle. Ça a marché à moitié ou aux trois quarts -parce qu’il reste toujours une part d’inconnu en nous-mêmes, évidemment.

Mais j’ai demandé à l’écriture de m’amener vers des zones plus claires, vers une terre plus ample et plus ouverte. Et c’est ce qui s’est passé. Je ne suis pas allé chercher un savoir technique. Je ne crois guère aux théories : dessous les théories, cherchez la déception…

Vous parlez comme si vous aviez conclu un pacte avec l’écriture…

Oui, je crois que l’écriture en sait plus long que moi. [Il marque une pause, observe un long silence, en souriant.]

Et, en même temps, vous semblez considérer la vie comme étant une aventure, une expérience, y compris dans ses drames les plus forts. Vous avez écrit sur la mort de l’être aimé, l’arrachement, la douleur. Peut-on vraiment, sereinement, retrouver la joie ?

Alors là, il faudrait que je parle, si je puis dire ainsi, sur la pointe des pieds. [Un silence.]

Comme vous écrivez.

Vous êtes gentil de dire ça.

Non. Je le dis parce que c’est vrai.

Je pense qu’il faut faire très attention, sur cette question de la mort et de la joie. Le plus beau proverbe que je connaisse vient d’Egypte. C’est une injonction : “Ne fais jamais peur à quelqu’un, n’inspire jamais la peur à un autre être humain.”

Je trouve que c’est une sentence magnifique. Et j’y ajouterai : n’ injurie jamais la douleur de l’autre, ne va pas trop vite, ne fais pas l’économie de ce que les autres vivent. Comment pourrais-je vous dire cela ? J’ai de la joie à aller dans les endroits, même les moins éclairés qui soient.

Je pense, par exemple, à des hôpitaux ou des maisons de retraite, endroits que je continue de fréquenter. J’ai une joie profonde à traverser les épaisseurs de grisaille, la dureté que le monde met sur certains visages à la fin d’une vie.

J’éprouve une joie profonde à enlever tous ces voiles et à voir, soudain, deux yeux qui brûlent dans l’ombre. L’humain est un soleil. La vie, voilà la seule merveille. Et c’est la seule merveille non commercialisable.

L’humain est un soleil que l’on peut aller chercher dessous les décombres, dessous la fatigue, dessous les pertes.

Il n’y a rien de pire que de perdre un enfant. Rien de pire. C’est connaître et éprouver l’hémorragie de ses propres forces.

Oui, la vie est très rude. Mais j’essaie de peindre, de livre en livre, le sourire que je vois sur ces lèvres. Malgré tout. Je connais la perte de qui on aime plus que tout. Et je le redis: la vie est peut-être cent milliards de fois plus belle que nous l’imaginons – ou que nous la vivons.

Qu’attendez-vous d’un livre, quand vous êtes lecteur?

J’attends tout. Absolument tout. J’attends une paix immense – elle vient souvent, monte du livre. J’attends de connaître un peu mieux mon visage – il est si mouvant, de passage, comme celui de ceux qui nous lisent en ce moment, comme le vôtre.

D’un livre, j’attends qu’il travaille comme un miroir, qu’il travaille pour moi. J’attends aussi qu’il me donne, qu’une sorte de lumière monte de lui.

Et j’attends, enfin, de rencontrer un humain parce que je crois que c’est la chose sans doute la plus rare au monde, une rencontre, une vraie rencontre. J’attends qu’une personne sorte du livre et se mette à me parler et, en me parlant, me découvre, moi.

Cette personne, est-ce l’auteur ou les personnages?

L’auteur ! Au-delà des personnages d’un roman, je veux sentir la personne de l’auteur. Je cherche le vivant.

Un livre fonctionne comme une baguette de coudrier, ces baguettes que l’on tient à la main et dont les vibrations soudaines indiquent une source heureuse dans le sol : certains livres indiquent une source heureuse dans notre esprit ou dans le monde. Lorsque cela arrive, c’est la plus belle chose qui soit !

Avec quel livre cela vous est-il arrivé ?

Jardins et routes, d’Ernst Jünger. Jünger est un écrivain allemand, comme on sait, et qui a traversé les deux guerres mondiales.

Jünger n’est pas du tout l’homme sur lequel on a plaqué une image au mieux austère, au pire militariste. Son oeuvre est comparable à celle de Montaigne : c’est un homme qui traverse les épreuves de la vie, toutes, avec noblesse, nonchalance parfois, en cherchant toujours ce qui témoigne du surgissement coloré de la vie.

Jünger a un esprit passionnément contemplatif. Dans son Journal parisien, il assiste à la première apparition de l’étoile jaune sur la poitrine d’une passante. Et il note qu’il a cet instinct, ce geste qui le foudroie lui-même : faire le salut militaire à cette jeune femme.

Le salut militaire était tourné ordinairement vers le puissant, vers le monstre, vers le Dieu tout-puissant qui avait fait sa tanière en Allemagne et avait essaimé partout. Mais ce salut donné au plus faible est, je trouve, bouleversant. C’est magnifique! C’est une crête d’humanité!

Et quand je lis cela, je vois quelqu’un de vivant, parce que peut-être, vivant et aimant, c’est pareil. Et parce que, aimant et être attentif à ce qui est en train d’être broyé, c’est pareil.

Quelle place occupent les écrivains du Grand Siècle dans votre vie? (Quelle siecle?)

Jünger est un grand collectionneur, un grand traqueur, un grand chasseur d’insectes et de fleurs. Et un être attentif aux nuages. Il appartient à cette grande tradition qui vient de Montaigne et de Pascal et de Saint-Cyran.

Le Grand Siècle ? Ses écrivains parlent au coeur, tout de suite. Ils enfoncent la dague de leurs phrases dans le coeur du lecteur, sans détours. Leurs livres sont comme des meurtres lumineux.

Des meurtres lumineux?

Oui. C’est comme ça que je qualifierais la poésie ou la pensée lorsqu’elle est à son plus haut. Quelque chose qui vous sort du monde. Pour que vous puissiez commencer à voir et à comprendre ce qu’est cette vie qui vous a été donnée, qui vous sera enlevée un jour, il faut d’abord sortir du monde, sortir du somnambulisme dans lequel le monde vous tient.

Et pour cela, il vous faut un grand coup! La beauté, c’est cette dague qui s’enfonce dans la poitrine ou l’âme du lecteur.

Les phrases de Pascal, des grands moralistes du XVIIe siècle, ces pensées-là ont cet effet. Je les retrouve en amont chez Montaigne et en aval chez Jünger : elles ont quelque chose de brûlant et de délivrant. Tous ces écrivains ont l’art de resserrer le langage sur un point et un seul.

Lequel?

Comment se tenir dans la vie. Comment être à la hauteur de la vie, si noble et si fragile.

Diriez-vous que votre travail d’écriture s’apparente à cette tradition?

La comparaison est beaucoup trop grande pour moi ! Mais, évidemment, oui. Vous savez, je n’ai pas vraiment choisi d’écrire comme ça. J’ai entamé une course, celle de la vie, et à chaque chute, à chaque genou écorché, une page d’encre apparaît.

Je frotte mes écorchures avec une poignée d’encre pour les guérir. Et puis il y a, aussi, l’inverse, c’est-à-dire les éblouissements.

Quels sont-ils?

Tout ce qui arrive. Mais il n’arrive pas quelque chose tous les jours, entendons-nous bien ! Le manège ne tourne pas tous les jours. Il est parfois à l’arrêt, bâché. Mais quand quelque chose arrive, ça devient pour moi une urgence de l’écrire, de le transmettre. En partageant la joie, vous la multipliez. Et écrire, c’est partager pour multiplier.

Et les jours où il n’arrive rien, comment les vivez-vous?

Ce sont des jours où je dois avoir une tête un petit peu renfrognée, chiffonnée. Une tête comme un papier froissé. Alors j’attends. Tout simplement, j’attends. Sans impatience. C’est la seule sagesse que je me connaisse.

L’attente, une sagesse?

Oui, l’attente. Parce que je sais, d’expérience, que les portes fermées vont se rouvrir.

Comment peut-on attendre sans impatience?

J’attends à la façon du pêcheur au bord de l’eau, vous voyez? Il n’y a pas de prise, il n’y a rien, il n’y a pas une ride sur l’eau, la lumière du ciel décroît, il commence à faire frais mais j’attends. Je sais que rien n’est vain, même ces jours-là. Aujourd’hui, nous commettons presque tous la même erreur : nous croyons que l’énergie, c’est la vérité. Certes l’énergie est nécessaire… mais il y a une mauvaise énergie.

Laquelle?

La mauvaise énergie est celle qui consiste à essayer de forcer les chemins du ciel. La mauvaise énergie est celle qui veut accélérer chimiquement les battements du coeur. La mauvaise énergie, c’est vouloir tout tout de suite, les applaudissements avant même d’avoir commencé l’effort…

Notre époque veut du survitaminé. Elle a oublié la lenteur. J’essaie, par les livres que j’écris, de retrouver cela, de faire revenir la lenteur.

Ne faut-il pas avoir beaucoup souffert pour arriver à un tel détachement?

[Long silence.] Je ne sais pas quoi dire.

La vérité.

Oui, la vérité… Mais, vous savez, la vie est tellement dure… La vie a été beaucoup plus dure pour tellement plus de gens que pour moi… Comment pourrais-je dire que j’ai souffert alors que se passent encore certaines choses aujourd’hui ? Je dirais simplement, par pudeur, que je n’ai pas abandonné l’enfant que j’étais. Voilà.

Et quel enfant étiez-vous?

Un enfant qui ne faisait pas grand-chose. Qui regardait par la vitre. Qui regardait ce qu’il se passait quand il se passait quelque chose.

Pensez-vous toujours que nous prenons notre véritable visage et notre véritable force dans l’enfance, qu’ensuite rien ne change?

Oui, c’est ce qu’on appelle les caractères. C’est une drôle de chose : il est possible que le caractère d’une personne ne change jamais. On voit cela, dans la religion, par exemple. Prenez saint Paul. C’est amusant car il est d’abord persécuteur des chrétiens avant d’être renversé sur le chemin de Damas et de se convertir, de devenir le premier défenseur des chrétiens.

Mais il est aussi fou, aussi violent, dans sa défense que dans son attaque ! Son caractère, passé le feu de la révélation, est resté intact. Je crois donc, en effet, que l’on peut retrouver chez chacun et à tout âge les traits de l’enfance. Ils sont parfois encrassés, mais ils sont toujours là.

Dans L’Homme-Joie, cette confession : “Si mes phrases sourient c’est parce qu’elles sortent du noir.” Comment convertir le drame en joie?

Peut-être en éprouvant la sensation de confiance dans la base de la vie. Il arrive que la vie soit partie. Que l’on soit délaissé, abandonné. Chacun fait cette expérience tôt ou tard, et parfois sur une durée très longue. Soit.

Mais même dans ces moments-là, il y a quelque chose qui ne nous quitte pas, que je ne saurais pas nommer, que je ne veux pas nommer – parce que la nommer, ce serait l’abîmer et, peut-être, la faire fuir à jamais.

Il y a un point de confiance, quelque chose en nous comme une petite chambre dans le coeur, dans laquelle il ne faut laisser entrer personne. Pas même ceux que nous aimons.

Pas même ceux que nous aimons?

Pas même ceux que nous aimons, non. Parce que le coup peut aussi venir, parfois, de ceux que nous aimons. Il y a quelque chose de plus haut, de plus secret. Ce retrait-là permet de traverser tous les hivers, tous les incendies. Pourquoi ? Je n’ai pas d’explications. C’est comme ça : c’est là.

Vous n’aimez pas beaucoup les explications. Dans L’Homme-Joie, vous promenant dans l’exposition, magnifique, consacrée au peintre Pierre Soulages à Montpellier, vous écrivez ceci, en parlant de sa peinture : “Je ne peux rien expliquer. Expliquer n’éclaire jamais.” Mais alors, qu’est-ce qui éclaire, d’où vient la vraie lumière?

La vraie lumière vient de ce que l’on ressent. Un enfant, même privé de mots, comprend ce que disent les grands : il regarde les visages, entend les inflexions des voix. Si on lui ment, il le sent ; si on lui dit la vérité, il le sent ; si on est bienveillant envers lui, il le sent.

Ce savoir n’est pas explicable mais il nous porte tout au long de notre vie. C’est une intelligence muette que la vie a d’elle-même.

Revenons à ce détachement… Vous évoquez, dans L’Homme-Joie, le moment de sa vie où Glenn Gould, ce génie de l’interprétation et du piano, décide de quitter la scène. Pourquoi ce moment-là ? Faut-il y voir un éloge de la démission ?

Oui, c’est une démission mais c’est aussi une entrée dans quelque chose qui est la pensée pure, c’est-à-dire la vie même.

Imaginez un homme dans la jeunesse de ses forces, applaudi dans le monde entier, à qui, tout d’un coup, les applaudissements donnent une sorte de migraine, l’empêchant de mener sa vie au mieux, c’est-à-dire de tendre vers ce point qu’il cherche toujours et qu’on l’entend chercher dès qu’il joue…

C’est un point de silence, une sorte de précision, de pureté cristalline, un état du monde et des étoiles.

Gould lâche alors ces facilités que sont les approbations et les applaudissements pour revenir à sa tanière, pour ne plus se consacrer qu’à une seule chose. J’essaie de mettre des mots sur cette chose. Il va vers son coeur. Il déserte. Mais s’il déserte, c’est pour gagner la bataille.

Dans le monde actuel, comment faire pour garder intacte notre capacité d’émerveillement ?

Toujours ramener la vie à sa base, à ses nécessités premières : la faim, la soif, la poésie, l’attention au monde et aux gens.

Il est possible que le monde moderne soit une sorte d’entreprise anonyme de destruction de nos forces vitales – sous le prétexte de les exalter. Il détruit notre capacité à être attentif, rêveur, lent, amoureux, notre capacité à faire des gestes gratuits, des gestes que nous ne comprenons pas.

Il est possible que ce monde moderne, que nous avons fait surgir et qui nous échappe de plus en plus, soit une sorte de machine de guerre impavide. Les livres, la poésie, certaines musiques peuvent nous ramener à nous-mêmes, nous redonner des forces pour lutter contre cette forme d’éparpillement.

La méditation, la simplicité, la vie ordinaire : voilà qui donne des forces pour résister. Le grand mot est celui-là : résister.

A vous lire, à vous écouter, on a l’impression que vivre est une chose simple : il suffit d’y consacrer chaque seconde de sa vie ! Dans vos livres, vous semblez dire que si nous avons pratiqué ces actes de résistance et même si la vie nous submerge, ce n’est pas grave…

C’est lié à la joie. Il faut savoir perdre. Et trouver la joie dans la défaite. Je vais vous donner un exemple que tout le monde va comprendre tout de suite.

Quand on a trente ans à peu près, l’âge des bandes d’amis, et que c’est l’été, cette saison incroyablement belle, et que l’on tente de traverser une rivière sans trop se mouiller, que fait-on ? On passe d’un galet à l’autre. On peut gagner, c’est-à-dire arriver sur l’autre rive indemne. Mais on peut aussi perdre tout d’un coup, glisser brusquement, tomber, se mouiller… et s’apercevoir que perdre, c’est encore plus drôle que de gagner, et que ce n’est pas grave !

Ce qui comptait, ce n’était pas d’atteindre l’autre rive indemne mais d’être ensemble, vivant, de se réjouir de petits riens comme ceux-là.

Et vous, vous avez beaucoup perdu ?

On ne parvient pas à un certain âge sans avoir perdu. Beaucoup, oui. Ce que j’ai perdu est irrattrapable. Je ne parle ni des objets ni des biens ni même de l’argent mais des êtres.

J’ai perdu des êtres qui étaient pour moi des sources de soleil. Ce soleil a été mis en terre. Apparemment mis en terre. Moi, je pense que je continue à en recevoir les rayons.

Mais je sais aussi, en même temps, que c’est une perte et qu’elle est irrattrapable. Je sais les deux choses. Que dire de plus?


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